Neige Sinno : "L’inceste est aussi une violence faite au langage"

Neige Sinno - Hélène Bamberger
Neige Sinno - Hélène Bamberger
Neige Sinno - Hélène Bamberger
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"Triste tigre" est l’un des évènements de cette rentrée littéraire. Dans ce livre à la forme singulière, qui emprunte au témoignage, au monologue intérieur et à l’analyse, Neige Sinno raconte le viol que son beau-père lui fit subir pendant son enfance.

Avec

Ce 6 novembre, Neige Sinno a remporté le prix Femina 2023 pour l'ouvrage qu'elle venait nous présenter fin septembre : Triste Tigre.

"Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma sœur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans". Extrait de Triste tigre

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Si Triste tigre raconte le viol que le beau-père de l’autrice, Neige Sinno, lui fit subir durant des années, pendant son enfance, ce livre n’est pas tout à fait, ou pas seulement, un récit. Témoignage, monologue intérieur, adresse, dialogue avec son lecteur et avec la littérature, analyse : le livre invente une forme singulière. De plusieurs échecs – faire le portrait du violeur, établir la chronologie exacte des faits, notamment – elle tire une réflexion profonde sur la littérature et la vérité.

Traduire le paradoxe

"Il y a tellement de raisons de ne pas écrire ce livre et tellement de raisons de le faire. Cela rejoint la raison pour laquelle on cherche à mettre des mots sur l’indicible. On sait que cela ne peut pas être dit, mais on va quand même le faire. Le livre est constamment dans ce paradoxe, qui ne se résout pas. Il ne s’agit pas d’une dialectique : on ne trouve pas de solution et le paradoxe reste complet.Neige Sinno

Écrire à la première personne

"Ce « je », je l’ai refusé d’abord, je n’avais pas envie de parler de moi, ni de raconter mon histoire. A un ami qui me poussait à écrire de manière autobiographique, je disais : « Je suis plus que ma vie ». Je voulais que mon écriture soit plus importante que ce que j’avais à raconter. (…) Pour avoir aussi écrit des travaux universitaires dans lesquels on emploie un « nous », j’avais aussi en moi un « je » qui n'était pas celui de ma vie, mais celui de ma lecture. Utiliser ces deux « je », savoir que lorsque j’étais coincée, je pouvais passer à l’autre, qui est celui de celle qui lit et qui s’efface m'a permis de créer un rythme qui me laisse choisir à quel moment je parle de l’horreur ou du chagrin, et à quel moment je peux prendre une petite distance. J’aime beaucoup cette distance des essais littéraires dont l’élégance permet d’être un peu en retrait et donc d’aller très loin. Lorsque je me suis rendue compte que j’allais pouvoir jouer avec ça, ça m’a donné un enthousiasme fabuleux, cela m’a lancée dans l’écriture de ce texte.” Neige Sinno

Les notes vocales

Neige Sinno répond aux questions des auditrices

9 min

La question de Blanche : "Comment avez-vous construit ce texte inclassable qui navigue entre l'anecdotique, le personnel, de nombreux matériaux d’analyse et de certains essais ? Est-ce le résultat d’un jet créatif, d’années de réflexions ou de fragments cousus ensemble ?"

Neige Sinno : " C’est un texte pensé et construit. Au début, je voulais faire un texte plus radical où il n’y avait ni respiration ni sous-titres, mais dès le départ il y avait bien deux grandes parties. J’ai construit le texte rythmiquement, j’avais une idée très claire du rythme et des endroits de respiration. Puis dans un second temps, je me suis dit qu’il serait plus intéressant d’avoir des indications sur la construction et c’est pour cela que j’ai ajouté des sous-titres. Quand on lit le texte pour la première fois, je pense que l’on est pris dans un magma, celui que j'imaginais au départ. Je l’ai structuré avec des séparations, sinon je pense que le lecteur est trop prisonnier de l’intérieur de ma tête. 
L'hybridation est quelque chose que je souhaitais, car c’est un jeu avec le lecteur et une façon de mettre un peu de joie aussi dans un texte qui traite de choses horribles. C'est un texte qui pose la question au lecteur : Comment appelleriez-vous un texte comme celui-ci ? Une confession, de la non-fiction, un essai littéraire, un témoignage ? Je m’interroge moi-même sur le genre littéraire, mais évidemment, c'est une interrogation adressée à la lectrice ou au lecteur.
"

La question d'Agnès : "J’ai été bercée par des contes d'ogres, de princesses endormies, de petites filles marchandées et en danger, où le viol est sous-entendu et se tapit comme un dommage collatéral faisant partie de la vie. Nous nous construisons tous par la fiction et je m’interroge : n’y aurait-il pas quelque chose à renouveler dans les fictions de notre patrimoine sans pour autant les réécrire ?"

Neige Sinno : "J’ai choisi délibérément des contes qui ont l’air très éloignés de mon sujet : je n’ai pas choisi Peau d’âne, ni Pinocchio par exemple. On oublie souvent le fait qu’un tiers des victimes d’inceste sont également des petits garçons. 
J’aurais pu choisir des contes évidents et j’ai voulu utiliser des choses auxquelles on ne s’attendait pas nécessairement, parce qu’on voit ce que l’on veut dans un conte. Un esprit obsédé par une question à résoudre se projette dans une histoire et trouve des éléments qui vont lui servir. J’ai placé des contes où je vois des choses et où ma lectrice voit d’autres choses. Je n’ai pas l’impression que le conte structure l’imaginaire. Les contes sont aussi des représentations de ce qui pouvait réellement arriver dans la société : l’enfant était et reste un impensé dans les questions de domination. À travers les contes, on peut réfléchir à ces sujets, personnellement, je ne suis pas pour la réécriture. Ce sont nos lectures qui trahissent ce que l’on cherche à voir ou ce que l’on veut imposer aux autres de voir."

Le grand jeu des pages musicales

Le principe du grand jeu des pages musicales est simple. Dès qu’un lecteur ou une lectrice repère l’évocation d’un air musical au cours d’une lecture, il ou elle fait une photo du passage et nous l’envoie via l 'Instagram du Book Club, ou à l’adresse mail lebookclub@radiofrance.com.

Aujourd’hui, on doit la trouvaille du jour à Marguerite. Il s’agit d’un extrait de Strange de Geneviève Damas, paru cet été aux Éditions Grasset.

Chanson : Both Sides Now de Joni Mitchell

Archives

Annie Ernaux, émission L’heure bleue, France Inter, 2017

Références musicales

Para One, Musique du futur (Ton coeur) BO du film Petite Maman

À réécouter : L'énigme du mal
Répliques
51 min

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