Ciivise, acte II : “Nous voulons écouter les victimes d’aujourd’hui”

L’ancien rugbyman Sébastien Boueilh et la pédiatre Caroline Rey-Salmon ont pour délicate mission de poursuivre le travail entamé par leurs prédécesseurs à la tête de la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Entretien croisé.

En France, 160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles.

En France, 160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles. Photo Gan Chaonan/Getty Images/iStockphoto

Par Julia Vergely

Publié le 13 décembre 2023 à 19h30

Charlotte Caubel, sécrétaire d’État à l’enfance, a annoncé, lundi 11 décembre, la reconduction de la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). Cétait un souhait largement exprimé par les associations de victimes. Or, cette reconduction se fait sans la présence des deux coprésidents de la Commission, Nathalie Mathieu, directrice générale de l’association Docteurs Bru, et le juge Édouard Durand, qui ont été « évincés », selon les propos de ce dernier. La Ciivise, dans sa première phase, venait de rendre un conséquent rapport, assorti de quatre-vingt-deux préconisations, montrant à la fois l’ampleur des violences sexuelles subies par les enfants et l’immensité des besoins pour lutter contre ce fléau. Désormais, la poursuite de cette délicate mission – rappelons que 160 000 enfants sont victimes chaque année – revient à Caroline Rey-Salmon, pédiatre et légiste à l’Hôtel-Dieu, à Paris, et à l’ancien rugbyman et responsable de l’association Colosse aux pieds d’argile, Sébastien Boueilh. Ils entameront, à partir du 1ᵉʳ janvier prochain, une coprésidence sans durée de mandat.

Comment se sont passées vos nominations ?
Sébastien Boueilh :
J’étais déjà membre de la Ciivise, et avec mon association Colosse aux pieds d’argile, nous avons beaucoup alimenté les réflexions de la Commission, grâce à notre quotidien sur le terrain et dans les classes. Cela m’a permis de faire remonter les problématiques et les dysfonctionnements, les choses à améliorer, pour affiner les préconisations. Ma nomination souligne le travail accompli sur ce sujet depuis dix ans, sur le terrain, mais surtout avec une résilience visible. C’est le message qu’on veut envoyer aujourd’hui : on peut s’en sortir, la résilience existe. Et j’espère être le porte-parole de toutes ces victimes, celles qui se sont déclarées, et celles qui sont encore dans le silence.

Caroline Rey-Salmon : Je suis pédiatre, légiste, et expert judiciaire depuis quelques dizaines d’années, et je m’intéresse aux questions de protection de l’enfance depuis très longtemps, c’est mon quotidien. C’est pour cette raison que Charlotte Caubel m’a contactée et que j’ai accepté cette mission.

Caroline Rey-Salmon, pédiatre et légiste à l’Hôtel-Dieu, à Paris, et Sébastien Boueilh, ancien rugbyman reponsable de l’association Colosse aux pieds d’argile.

Caroline Rey-Salmon, pédiatre et légiste à l’Hôtel-Dieu, à Paris, et Sébastien Boueilh, ancien rugbyman reponsable de l’association Colosse aux pieds d’argile. Photo Sébastien Boueilh

Édouard Durand est très virulent au sujet de ce qu’il appelle son « éviction » de la Ciivise. Il dit que la Commission n’est plus, que ses missions sont « réduites ». Comment réagissez-vous à ses propos ?
C.R-S. :
Quand on nous a proposé de coprésider la Ciivise, il n’a été question que de poursuivre le travail formidable effectué par Nathalie Mathieu et Édouard Durand, avec leurs 82 préconisations, sur lesquelles le gouvernement s’appuie déjà. On nous a simplement demandé d’être dans une phase plus opérationnelle, tout en remettant peut-être plus les mineurs au cœur des travaux de la Ciivise. Nous voulons écouter les victimes d’aujourd’hui. Les témoignages recueillis étaient, en effet, en grande majorité ceux d’adultes ayant été victimes dans leur enfance.

S.B. : Les propos d’Édouard Durand montrent qu’il était attaché à la Ciivise, il a donné beaucoup de relief à cette commission, qui était nouvelle – une première pour la France  –, donc je peux comprendre, c’était devenu un peu son bébé, et bien sûr, la séparation est difficile. Mais la Ciivise continue de vivre, d’une façon différente, plus opérationnelle. On va aller sur le territoire pour déployer la formation mise en place par la première phase de la Commission. C’était une mission de trois ans, les choses étaient clairement définies. Édouard Durand a fédéré autour de lui, c’est très bien, mais ce n’est pas parce qu’il n’est plus à la tête de la Ciivise que les victimes vont être muselées dans leur silence. On est toujours là et je suis là pour les représenter. Je suis une victime. Certes, je ne suis pas magistrat, mais ce qu’il faut voir, c’est le continuum de l’action de la Ciivise.

Quelles sont vos priorités pour la suite ?
S.B. :
L’enfant. Écouter l’enfant. Recentrer la Ciivise sur les mineurs d’aujourd’hui, sur les mineurs en situation de handicap, sur le numérique. Identifier ce qui a permis la libération de la parole des victimes d’aujourd’hui. Et surtout faire ce que n’a pas encore pu mettre en place la Ciivise, par manque de temps : proposer un accompagnement gratuit aux victimes. On veut identifier un réseau de psychologues, de juristes, d’associations, qui seront sans doute validés par les experts de la Ciivise, pour que toute personne qui se signale à la Commission puisse se saisir de ces associations disponibles et recevoir un accompagnement gratuitement, sans limite de temps et de fréquence.

Charlotte Caubel évoque des « missions élargies », quelles sont-elles ?
C. R-S. :
 Nous avons également une mission au sujet des mineurs auteurs de violences sexuelles sur d’autres mineurs, ils sont très nombreux aujourd’hui. Si vous ne traitez que les victimes, sans traiter les auteurs, vous ne vous occupez peu ou prou que de la moitié de la question.

Allez-vous faire en sorte que les 82 préconisations de la Ciivise soient suivies d’effet ?
S.B. :
Bien sûr, on sera vigilant. Vingt sont déjà en instruction par une commission. Les choses évoluent, il faut laisser le temps de voir comment elles peuvent se mettre en place, certaines nécessitent des décrets, des changements dans la loi. On est sur la bonne voie. Ce qui se fait depuis dix ans n’est que favorable à la protection de l’enfant et des victimes. Ça ne va jamais assez vite, mais on a beaucoup avancé sur le sujet.

On est là pour protéger les enfants, les mettre en sécurité et qu’ils bénéficient aussi des soins les plus adaptés.

Caroline Rey-Salmon

Les séances publiques de la Ciivise vont-elles être maintenues ?
S.B. :
La première phase de la Ciivise avait notamment pour mission d’écouter les majeurs d’aujourd’hui victimes dans leur enfance. Nous, nous ne pouvons pas accueillir à des réunions publiques des mineurs pour les écouter. Ce sont des témoignages confidentiels, qui doivent être recueillis par les autorités. Peut-être qu’on proposera quand même ces réunions publiques, qui étaient très fédératrices, mais on est vraiment dans une phase opérationnelle. Nous allons nous concentrer sur le besoin, dans chaque région, d’une formation de trois jours pour améliorer les compétences des professionnels de l’enfance, les amener vers une veille collective et vers une détection plus simple des victimes de violences sexuelles.

Et la ligne téléphonique de recueil de témoignages ?
C. R-S. :
On ne sait pas encore si elle sera poursuivie ou pas, nous avons été nommés il y a quarante-huit heures. Mais nous ferons un point précis à la fin du mois de janvier, et les choses seront beaucoup plus claires.

Édouard Durand regrette qu’il n’y ait aucune garantie de la préservation de la doctrine de la Ciivise, « croire et protéger » un enfant qui dénonce des violences. Que lui répondez-vous ?
C. R-S. :
On voudrait le rassurer ! On va bien sûr continuer, on est là pour protéger les enfants, les mettre en sécurité et qu’ils bénéficient aussi des soins les plus adaptés.

S.B. : On n’abandonne pas les victimes ! Au contraire, on est toujours là pour les accueillir, ça reste l’objectif de la Ciivise. On va d’ailleurs aller plus loin dans la démarche parce qu’en plus de les écouter, on va aussi essayer de les accompagner, et ce gratuitement. Parler aux enfants est le leitmotiv de notre présidence.

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