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Drogue, boulimie, douleurs... comment les violences sexuelles dans l'enfance entachent la vie d'adulte

Des participants à une réunion de la Ciivise à Paris le 16 février 2022

Des participants à une réunion de la Ciivise à Paris le 16 février 2022 - JULIEN DE ROSA / AFP

Les personnes victimes de violences sexuelles dans leur enfance connaissent souvent, dans leur vie d'adulte, des conséquences très concrètes de ces événements, qu'elles soient psychologiques, physiques ou relationnelles. Pour la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, il s'agit d'un problème de santé publique.

Pendant 13 ans, Marie* a souffert d'une addiction, d'abord à l'héroïne, puis à la cocaïne. "C’était une béquille pour avancer, parce que la drogue, ça met en sourdine toutes les émotions négatives. Sauf que c’est éphémère, la descente après est terrible. C'est un pansement sur une jambe de bois, mais on trouve un réconfort sur le moment donc on n’arrive pas à s’arrêter derrière".

Comme Marie, 39% des victimes de violences sexuelles dans leur enfance développent des addictions, selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants qui a rendu ses conclusions ce vendredi 17 novembre, après plus de deux ans de travail. Les conduites addictives font partie d'un panel très large de conséquences des violences subies enfant sur la vie d'adulte.

Douleurs musculaires, troubles du sommeil...

Pour Erwan par exemple, ce sont des douleurs musculaires telles, que depuis les premières agressions lorsqu'il avait 12 ans, il a "une épaule et un bras qui n’ont pas de mouvements libres" et il ne peut pas porter de charges lourdes ou lever les bras. "Mon corps s’est enfermé, a créé des tensions", décrit cet homme de 30 ans, désormais suivi par un kinésithérapeute deux fois par semaine.

Pour Charlotte*, ce sont des troubles du sommeil: "Je fais énormément d’insomnies, au moindre bruit je suis sur le qui-vive, prête à attaquer", explique la quadragénaire, qui estime dormir quatre heures par nuit en moyenne.

Marie, elle, a aussi "un problème de boulimie qui ne passe pas". "On a ces flash-back (d'agressions sexuelles et de viols subis dans l'enfance, NDLR), on ne se sent pas bien, on a besoin de quelque chose pour se rassurer, combler un manque, un vide, et moi c’est la nourriture", raconte la trentenaire.

Des conséquences sur "la vie entière" sans accompagnement suffisant

Comme l'expliquait la Ciivise dans un rapport de mars 2022, ces violences ont des conséquences sur la "vie entière" et même sur "l'espérance de vie" des victimes si celles-ci ne sont pas accompagnées "de façon spécialisée sur les plans psychologique, médical, social et judiciaire".

Dans un autre rapport, intitulé "Le coût du déni", publié en juin 2023, cette commission créée en 2021 pour recueillir des témoignages de victimes et formuler des recommandations à destination des pouvoirs publics détaille les "troubles associés" causés par les violences sexuelles subies dans l'enfance. Une victime risque ainsi de développer des "conduites à risque", comme des "conduites addictives" ou des "mises en danger de soi-même (jeux dangereux, fugues, conduites sexuelles à risque, automutilations…)"

"Jusqu'à 10 ou 15 joints par jour"

Arnaud Gallais, membre de la Ciivise, lui-même victime d'inceste, explique par exemple avoir fumé "jusqu'à 10-15 joints par jour" à l'adolescence et avoir aujourd'hui "une consommation d'alcool qui peut être importante par moment".

"Ces conduites à risque viennent parce qu'on revit, pour des raisons X ou Y, ce qu'on a pu connaître, par des odeurs, des situations de famille… La manière de supporter ça au mieux, c'est de prendre un produit de substitution", explique l'auteur du livre J'étais un enfant.

Troubles psychiques et physiques

Les troubles psychiques ne sont pas en reste: "dépression majeure, état dépressif chronique, idées suicidaires, risque de passages à l’acte suicidaire, troubles anxieux (crises d’angoisse, phobies, TOC), troubles de la personnalité…", liste la Ciivise. Dans une enquête de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie publiée en 2015, 42% des personnes déclarant avoir été victimes de violences sexuelles dans leur enfance rapportent avoir fait au moins une tentative de suicide.

Les victimes ont également plus de risques de développer des problèmes physiques à l'âge adulte, selon la Ciivise. Il peut s'agir de manifestations somatiques (douleurs chroniques, troubles digestifs, dermatologiques), de complications gynécologiques, de maladies autoimmunes, de troubles endocriniens, de maladies cardio-vasculaires, de diabète...

Le "phénomène de revictimation sexuelle"

Sans compter le "phénomène de revictimation sexuelle": selon une étude de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) publiée en 2020, "parmi les personnes ayant été victimes de violences sexuelles avant l’âge de 15 ans, 5% ont déclaré l’avoir à nouveau été au cours des deux dernières années", contre 1,1% pour l'ensemble de la population. "Certaines explications avancées sont que les victimes reproduisent à l’âge adulte le schéma de violences auquel elles étaient confrontées durant leur enfance", d'après l'ONDRP.

C'est ce que Charlotte a vécu, victime d'inceste dans son enfance, puis de viols de son ex-mari à l'âge adulte. "Je pense que mon parcours d’enfant et le fait de ne pas avoir été reconnue victime, cela m’a montré le mauvais chemin dans le choix du père de mes enfants. J’ai toujours baigné là-dedans (dans la violence sexuelle, NDLR) donc c’était devenu une normalité et 'de ma faute', parce que je provoquais ces personnes-là" raconte-t-elle. Elle a également porté plainte contre son ex-mari pour des viols qu'elle le soupçonne d'avoir commis sur leurs enfants.

"D’autres hypothèses évoquent le fait que les victimes de violences sexuelles durant l’enfance développent des troubles de l’estime de soi qui les rendent plus vulnérables face à des agresseurs qui décèlent cette plus grande vulnérabilité", ajoute l'ONDRP.

Des troubles liés au psychotraumatisme

Les mécanismes qui mènent à ces conséquences physiques et psychologiques sont connus, selon la psychiatre Muriel Salmona. Ils sont liés au psychotraumatisme, précise la présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie. La spécialiste le définit comme "l'ensemble des troubles psychiques immédiats, post-immédiats puis chroniques se développant chez une personne après un événement traumatique ayant menacé son intégrité physique et/ou psychique".

Les enfants y sont très exposés, car leur cerveau "est particulièrement vulnérable et fragile face au stress lié aux violences", explique Muriel Salmona à BFMTV.com.

Le symptôme principal des troubles psychotraumatiques est la mémoire traumatique, soit le fait de "revivre" l'agression subie, par des sensations, des odeurs, des émotions, des paroles…

"Une façon de déconnecter les émotions"

C'est pour éviter le surgissement de cette mémoire traumatique que certains vont avoir des conduites à risque: les scarifications, mais aussi l'alcool ou la drogue "semblent apaiser", calmer "par anesthésie émotionnelle". "C'est une façon de déconnecter les émotions quand elles sont insupportables", poursuit Muriel Salmona.

Les troubles du comportement alimentaire peuvent ainsi être "de l'ordre des conduites d'évitement, on va manger seulement certains aliments et pas d'autre parce que certains ne sont pas supportables", développe la psychiatre. Charlotte, par exemple, dit avoir "des soucis avec l'alimentation", après avoir été anorexique pendant des années: "C’est une manière de garder le contrôle", décrit-elle.

Les douleurs physiques, elles, peuvent s'expliquer par le "sentiment de danger permanent" et donc l'état d'hypervigilance que peuvent avoir des personnes victimes de violences dans leur enfance: "On est tout le temps contracté, ce qui entraîne des douleurs chroniques", décrit Muriel Salmona. Les maladies cardio-vasculaires que les victimes de violences dans l'enfance ont plus de risques de développer, selon l'OMS, peuvent aussi venir de leur état de stress important, d'après Muriel Salmona. Le stress est reconnu par l'OMS comme un déterminant des maladies cardiovasculaires.

L'importance d'une prise en charge rapide

Ces conséquences ne sont pas une fatalité, mais "l’impact psychologique et physique est d’autant plus important quand on tarde à prendre en charge une victime", alerte Arnaud Gallais, membre de la Ciivise. L'analyse des témoignages recueillis par la commission en deux ans d'exercice révèle que "plus de 6 victimes sur 10 qui ont été protégées ne rapportent pas d’impact des violences sur leur santé physique (62%); c’est le cas de 4 victimes sur 10 seulement lorsque le confident ne les a pas crues (42%)".

'C'est une perte de chance épouvantable de ne pas avoir de prise en charge immédiate. C'est une urgence médicale, psychiatrique, psychologique", avertit Muriel Salmona.

Or, les témoignages de victimes à la Ciivise révèlent que seules 8% d’entre elles ont bénéficié d’un soutien social positif, "c’est-à-dire que 92% d’entre elles n’ont pas entendu ces mots si simples: 'je te crois, je te protège"', selon son rapport de septembre 2023.

Un questionnement systématique de la part des médecins?

Puisqu'une grande partie des conséquences se joue dès l'enfance, Muriel Salmona préconise, face à un enfant qui fait part de violences sexuelles qu'il a subies, de les "signaler immédiatement, de protéger l'enfant, qu'il ne soit plus exposé à l'agresseur, et tout de suite, traiter sa mémoire traumatique. Pour cela, avoir une évaluation psychiatrique, médicale, faire un diagnostic précis, puis une thérapie, soit par un psychiatre, soit par une psychologue formée".

Et pour les adultes qui ont été victimes enfant? La Ciivise recommande "la pratique professionnelle du repérage des violences par le questionnement systématique" lors du parcours de soins. Concrètement, un médecin généraliste pourrait demander à un patient s'il a été victime de violences sexuelles dans son enfance comme il peut aujourd'hui lui demander s'il fume.

Un manque de formation

Mais pour mieux repérer ces cas, il faudrait aussi que les professionnels de santé y soient formés. "Alors qu'on a toutes les données, les recherches, qu'on sait que c'est un problème de santé publique majeur, les violences sexuelles faites aux enfants ne sont toujours pas enseignées systématiquement en médecine", même si "certaines facs font quelques cours", déplore Muriel Salmona. Aussi, l'offre de soins spécialisés est "encore rare et peu accessible, tant d’un point de vue géographique" qu’en "termes de délai de prise en charge", d'après le rapport de la Ciivise publié en juin.

Résultat, les victimes doivent prendre l'initiative d'elles-mêmes, avec un coût conséquent. Pendant 10 ans, Arnaud Gallais a consulté un psychiatre deux fois par semaine, ce qui représentait un coût hebdomadaire de 120 euros. Aujourd'hui, Charlotte ne voit pas sa psy plus d'une fois par mois, car elle doit aussi payer les séances de ses enfants.

Plus jeune, elle a été suivie par une pédopsychiatre: "J’ai passé un an à y aller trois fois par semaine à ne rien dire du tout et un jour, j’ai eu le déclic, je lui ai fait confiance. Je m’en sors actuellement et je peux affronter ce que j’affronte parce que j’ai été très bien suivie dans mon enfance", estime-t-elle.

*Les prénoms ont été modifiés

Le 119 est le numéro d'appel national de l'enfance en danger, ouvert 24h/24 et 7 jours sur 7. Il est aussi possible d'envoyer un message au 119 via le formulaire à remplir en ligne ou d'entrer en relation via un tchat en ligne : allo119.gouv.fr.

08 842 846 37 est le numéro qui s'adresse à toutes les victimes d'infractions, quelle que soit la forme de l'agression ou le préjudice subi.

Le "3919", "Violence Femmes Info", est le numéro national de référence pour les femmes victimes de violences (conjugales, sexuelles, psychologiques, mariages forcés, mutilations sexuelles, harcèlement...). C'est gratuit et anonyme. Il propose une écoute, informe et oriente vers des dispositifs d'accompagnement et de prise en charge. Ce numéro est géré par la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF).

Sophie Cazaux