Neige Sinno, prix Femina 2023 : "L'inceste, c’est la mort quand même"

Neige Sinno soulève les conséquences parfois inaperçues de l'inceste. Dans son livre, elle tente de se décrire. Elle liste les aspects de sa personnalité, notamment son introspection, avant de se rendre compte que "tout cela, ce sont des conséquences du viol".

Elle s'explique sur cette "infinie vie secrète et intérieure et parfaitement à moi" qu'elle pointe dans son ouvrage : "Un enfant violé, puisque sa vie extérieure est impossible, qu'il est constamment blessé, agressé, ça semble découler logiquement qu'il se réfugie à l'intérieur de sa tête. Quelqu'un qui n'a l'air de rien, qui est un peu anecdotique comme 'je suis quelqu'un d'un peu introspectif, qui rêvasse beaucoup,' tout d'un coup, cela devient un élément qui me permet de penser les conséquences de l'inceste et des viols systématiques que j'ai subis dans la personne que je suis devenue aujourd'hui, adulte".

Triste tigre se caractérise par une écriture extrêmement empathique. L'auteure et traductrice n'approuve par exemple pas l'utilisation "galvaudée" de la notion de résilience, qui revient finalement à ostraciser les personnes incapables de passer outre les violences sexuelles qu'elles ont subies.

"Etre non résilient nous rendrait inférieurs à ceux qui s'en sortent. Déjà on a été et on est victime et en plus, parce qu'on n'est pas résilient, on doit se sentir encore plus mal parce qu'on n'est pas à la hauteur de ceux qui s'en sortent ? C'est insupportable cette idée" estime Neige Sinno pour qui avoir une grande résilience, c'est déjà arriver "à vivre normalement", sans s'effondrer en public dès que quelqu'un qui n'a pas été victime de violences sexuelles lâche le mot 'viol' dans une conversation : "Quand on a été victime d'inceste, il y a des choses insurmontables et que personne ne voit".

Dans cette même perspective, elle décrit sans détour le sentiment de honte qui accable souvent les victimes toujours après les faits. Elle s'interroge notamment sur cette notion qui sous-entend que les survivants sont supérieurs aux non-vivants : "Pourquoi je serais fière d'avoir survécu et pourquoi au contraire je n'aurais pas honte ? Alors que mon ami (décédé du cancer, NDLR), était un être merveilleux (...) et pourtant il ne survit pas".

Elle voit au contraire, une autre définition à la survie : un passage contraint par la mort. "Survivre ça veut dire vivre malgré le fait qu'on est passé par la mort : l'inceste c'est la mort quand même. On passe entre les mains de quelqu'un qui a le pouvoir sur votre vie. C'est ce que j'ai vécu quand j'étais enfant : je savais, il n'avait pas besoin de me le dire, que puisqu'il pouvait exercer cette violence extrême sur moi, il avait le pouvoir total sur ma vie ou ma mort. Si j'étais en vie c'est parce qu'il décidait de me laisser en vie (...) C'est pour ça ce concept de survivant, il ne vient pas seulement parce qu'on considère qu'on a surmonté quelque chose, mais cette idée qu'on est passé par du non-vivant".

Ce livre vit un succès public et critique et pourtant, Neige Sinno écrit dans Triste tigre qu'elle "ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise".

Cette crainte, elle la nuance : "C'est un livre que j'ai écrit toujours dans une série de contradictions : cela fait mal je l'écris quand même. J'ai peur qu'on me voit comme une écrivaine qui écrit sur l'inceste, je l'écris quand même (...) Quand on a beaucoup de lecteurs il y a une image qui se fabrique de nous. Comment je vais faire pour continuer à écrire et qu'on ne soit pas tout le temps à me ramener à dire c'est la fille qui a écrit sur son inceste. C'est horrible mais il y a un danger de ça, mais mon livre est plein de facettes. Des facettes qui sont différentes personnalités que je peux être. Si je me mets dans la facette de la personne qui ose prendre la parole, penser des choses impensables, qui fait un acte militant, j'ai envie que tout le monde le lise".

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